Comment guérir les Français de ”l’antibiotiquite“ aiguë ?

Le France est le pays de l’antibiotique-roi. Un règne dont les conséquences sur la santé publique sont graves et contre lesquelles l’Assurance maladie décide de lutter avec une multitude de moyens et de cibles, puisqu’il faut convaincre les médecins tout autant que les patients.

 

Objectif : réduire de 25 % la consommation d’antibiotiques d’ici à cinq ans

Triste record : les Français sont les plus gros consommateurs d’antibiotiques de toute l’Europe, avec 80 millions de prescriptions annuelles. Or 50 % de ces prescriptions seraient inappropriées car effectuées dans le cadre d’infections virales (le cas de neuf rhinopharyngites sur dix et de trois angines sur quatre), les antibiotiques n’étant actifs que dans le cas d’infections d’origine bactérienne. Ces prescriptions superflues rendent les bactéries résistantes aux antibiotiques, un véritable problème de santé publique que l’Assurance maladie souhaite mettre en exergue puisque, à terme, on finirait par ne plus pouvoir soigner des maladies bactériennes graves (les méningites par exemple).
Lorsqu’elle se penche sur ce constat, l’Assurance maladie planche, en fait, sur une campagne sur le bon usage du médicament. « Un très vaste sujet, trop vaste, explique Geneviève Chapuis, responsable du projet au sein de l’organisme, nous nous sommes donc centrés sur le bon usage des antibiotiques car cela correspondait à une réelle alerte et que nous sentions que l’opinion publique était peut-être plus prête à nous entendre : l’OMS avait lancé une alarme sur le sujet quelques années auparavant et un programme ministériel avait été instauré… »

L’Assurance maladie se fixe donc des objectifs précis. Le premier est chiffré : réduire de 25 % la consommation d’antibiotiques en France, portant le risque de développement de résistances à un niveau raisonnable. Pour cela, il faut impérativement s’adresser aux patients, mais aussi aux médecins, qui prescrivent ces médicaments inappropriés. Il faut alerter, expliquer, responsabiliser… et modifier profondément les comportements. Pas facile, car l’antibiotique est au centre d’une problématique psychologique subtile. Les Français y sont très attachés dans la mesure où, poursuit Geneviève Chapuis, « ils se trouvent exactement au confluent de leurs deux axes de jugement : la familiarité du médicament, d’une part (les plus familiers, quotidiens, sont par exemple les pastilles pour la toux), et l’efficacité, d’autre part, qu’incarnent des médicaments comme l’insuline ou les stimulants cardiaques. Cette position renforce l’ancrage dans l’attachement au produit et les idées reçues ».

Dans cet univers complexe où il faut donc briser le réflexe « maladie = antibiotique », les écueils sont nombreux. Le premier est le risque de diaboliser les antibiotiques et de provoquer un refus total de la part des patients les plus réticents à en prendre. Le second est de ne pas décrédibiliser les médecins et les mettre en cause dans leurs prescriptions en clamant des chiffres alarmants sur le ton de « votre médecin vous soigne mal ».
C’est dans un esprit de concertation et d’implication avec les populations ciblées que l’Assurance maladie doit agir. Et, pour cela, elle doit surtout comprendre les mécanismes de prescription. Sur ces bases, l’organisme a donc lancé une compétition regroupant six agences. C’est Australie qui l’emporte, « parce que l’agence a posé la nécessité de réaliser au préalable une enquête croisée patients/médecins, justement pour comprendre pourquoi ces derniers, qui ont théoriquement le pouvoir et le savoir, prescrivaient autant d’antibiotiques, souligne Geneviève Chapuis, et puis l’agence proposait aussi une signature qui nous a séduits, on entendait les médecins la reprendre : “les antibiotiques, c’est pas automatique” ».

 

Moyens : 5,5 M d’euros pour un dispositif complet

Premier pas : une étude Ipsos médecins/patients qualitative et quantitative qui met en lumière une véritable pression sur les praticiens. Elle vient d’abord de leur doute sur l’origine virale ou bactérienne de la maladie. Pour cela sera mis en place un test de dépistage rapide déterminant cette origine : 50 % des médecins s’y formeront en six mois et acquerront ainsi un argument objectif pour refuser une prescription d’antibiotiques. Mais ils supportent également la pression (implicite ou supposée) exercée par les patients : menace de se reporter sur un autre médecin, risque d’automédication… Du coup, ils sont mis au cœur de l’élaboration de toute la campagne : « Les médecins (pédiatres, généralistes et ORL) ont été prévenus très en amont, rappelle Jérôme Leclabart, Dg d’Australie, ils ont été largement consultés et informés à chaque étape de la campagne depuis l’étude jusqu’aux remontées. » Un point crucial car il ne faut pas que l’Assurance maladie ait l’air de vouloir leur apprendre leur métier, d’autant plus que cette phase préalable tombe pendant le conflit sur la consultation à 20 euros. Mais les praticiens voient bien leur intérêt dans cette démarche sur les antibiotiques puisqu’ils sont 20 % à renvoyer le questionnaire auto-administré qui leur est soumis.

Pour la campagne télé (seul média retenu), le choix créatif se porte donc, non pas sur le médecin – puisqu’il serait très difficile à mettre en scène sans être mis en cause –, mais sur les automatismes un peu idiots, pour les tourner en dérision. Deux cibles, particulièrement consommatrices, sont privilégiées : « Les parents de jeunes enfants, une cible où l’antibiotique a un effet très anxiogène et où 50 % des consultations se soldent par une prescription d’antibiotiques, rapporte Emmanuelle Bara, directrice conseil chez Australie, et les jeunes actifs pour qui l’antibiotique est le moyen d’être rapidement sur pied. » À chacune de ces cibles va correspondre un film. Le premier met en scène en homme enrhumé coincé dans un ascenseur avec deux collègues de travail le harcelant en boucle en jouant sur un comique de répétition un peu absurde : « T’es malade ? Tu prends des antibiotiques ? Ah non ? Mais si tu n’en prends pas tu n’es pas vraiment malade. » Autre cible, autre ton : un dîner où un jeune couple se chamaille au sujet de son enfant. Le père : « Ton fils est malade, et toi tu n’es pas fichue de lui faire prescrire des antibiotiques ! » Réponse de la mère : « C’est pas la peine, c’est le médecin l’a dit. » Conclusion du père, inquiet et de mauvaise foi : « Il fait quoi dans la vie, ce médecin ? » Exercice délicat, parfaitement servi par le casting et la réalisation menés par Pierre Salvadori (prod : Irène), la campagne signée « les antibiotiques, c’est pas automatique » vise à provoquer une prise de conscience symbolique et va être matraquée tout l’hiver 2003 (six vagues de douze jours, d’octobre 2002 à mars 2003, soit 900 passages). Au total, un budget de 5,5 M d’euros (dont 25 % en hors-médias et RP).

Mais le dispositif ne s’arrête pas là. Une grosse vague de RP accompagne la campagne (en partenariat avec i & e Consultants). « Plus de 500 retombées presse ont permis de poser une alerte sur le sujet et ont formé une caisse de résonance pour le transformer en véritable enjeu de société. » Et pour expliquer et répondre aux questions, des outils éditoriaux sont également créés : des brochures et des affichettes ont été mises en place dans les salles d’attente des médecins, dans les pharmacies, et des fiches d’information envoyées aux médecins.

 

Résultats : - 10 % de prescriptions et un changement de mentalités en année 1

Les premiers résultats concernent les scores de la campagne (posttest Ipsos) : 92 % des médecins s’en souviennent, 69 % du grand public reconnaît au moins un des deux films. Par ailleurs, 80 % de ceux qui se souviennent d’au moins un des films restituent spontanément des éléments de celui-ci. Près de 75 % du grand public a apprécié la campagne, et 88 % des médecins la jugent positive. Enfin, la campagne est bien attribuée à l’Assurance maladie à 50 %, et près de 80 % des interviewés estiment que l’organisme est légitime à la mener.

Du côté des patients, les mentalités progressent, tandis que l’automatisme « antibiotiques » régresse. L’étude Ipsos, identique à celle menée avant la campagne, montre une baisse de 20 points des réponses positives à la question « Pour vous, les antibiotiques permettent une remise sur pieds plus rapide » (de 64 % à 44 % de oui). De même, l’affirmation « Vous espérez que le médecin prescrive des antibiotiques lorsque votre enfant est malade » régresse de 15 points (de 45 % à 30 %), et l’impression qu’ils font baisser systématiquement la fièvre recule de 11 points (de 39 % à 28 %). L’idée que le médicament est efficace à tous les coups perd également de sa force : – 18 points sur l’efficacité automatique contre les angines (de 42 % à 24 %), – 14 points pour la grippe (de 34 % à 20 %), – 12 points pour la bronchite (de 37 % à 25 %), et enfin – 9 points pour la rhinopharyngite (de 22 % à 13 %). Les patient avouent enfin largement avoir initié une véritable réflexion sur le sujet : 53 % d’entre eux se sont interrogés sur leurs pratiques, et 90 % déclarent faire plus attention à respecter la durée du traitement.
En ce qui concerne les médecins, la réflexion sur la surprescription avance aussi : 60 % pensent avoir évolué dans leur façon d’envisager l’antibiothérapie. Et la pression semble se relâcher puisque 70 % d’entre eux estiment que l’attitude des patients face aux pathologies ORL a changé, et 83 % les trouvent plus ouverts en cas de non-prescription d’antibiotiques.

Mais la meilleure preuve vient de la baisse de la consommation d’antibiotiques, suivie en partenariat avec l’Institut Pasteur : - 10,2 % entre l’hiver 2001-02 (40,7 millions de prescriptions) et l’hiver 2002-03 (36,6 millions, soit 4,1 millions de prescriptions inutiles évitées). À titre de comparaison, la première campagne sur le sujet en Belgique aurait réduit la consommation de 6 %.

Mais le chemin à parcourir reste long. « Nous avons sûrement gagné les plus faciles à convaincre, reconnaît G. Chapuis, et la baisse sur cinq ans ne continuera probablement pas de façon linéaire ». Pourtant, l’Assurance maladie poursuit et accentue sa croisade. Outre la reprise de la campagne TV, elle initie cet hiver un relais en radio avec programmes pédagogiques de questions-réponses entre médecins et patients pour répondre aux interrogations initiées en année 1. Elle veut aussi continuer à faire évoluer les mentalités, notamment sur la cible « petite enfance ». Entre associations de parents et crèches (ultraprescriptrices car nombre d’entre elles n’acceptent les enfants malades que s’ils suivent un traitement antibiotique), il faut transformer l’essai.

Noémie Wiroth