Alerte sanitaire anti-tabac
Comment faire d’un fumeur un consommateur critique

2003 - INPES - BETC EURO RSCG


Pour convaincre les fumeurs de mettre un terme à leur addiction, BETC et l’INPES les ont pris à revers et ont imaginé un « piège à consommateurs ». Ou comment optimiser un budget de 6 M d’euros.

Objectif : confronter le fumeur à ses propres paradoxes

60 000 : c’est le nombre de morts liés au tabac en France en 2002. Malgré la déconsommation initiée en 1991, qui a fait passer le volume annuel de 98 000 unités à quelque 83 000, les Français continuent à fumer. Trop. Pire, la baisse de la consommation consécutive à la loi Evin s’est brutalement arrêtée en 1997 pour reprendre une courbe ascendante. Pourquoi ? Parce que la pression est tombée. Le tabac a perdu du galon au hit-parade des grandes causes. Le sida, les OGM et autres spectres sanitaires comme l’ESB lui ont fait la nique.

C’est dans ce contexte « hostile » que l’INPES a remis le tabac et ses dangers sur le devant de la scène. Et, pour ce faire, relancé une grande campagne de communication. Parce qu’aussi cynique que soit le constat, il est incontournable : la présence à l’esprit est aussi indispensable à une grande cause qu’à un paquet de lessive. La communication développée devra donc recréer de l’attention sur les dangers de la cigarette. Et, plus spécifiquement, tenter de convaincre les fumeurs d’arrêter. Un objectif ambitieux quand on sait que 42 % des fumeurs n’ont aucune envie de mettre un terme à leur addiction, et que ceux qui essaient de s’en sortir échouent dans 70 % des cas !

Aux manettes de cette mission impossible : Jérôme Guilbert, directeur du planning stratégique, et Stéphane Xiberras ,directeur de création pour l’agence BETC, et pour l’INPES, Anne Ramon, directrice de la communication. Et au cœur de leur dispositif, une stratégie totalement novatrice sur le sujet tabac. Un changement d’approche radical. Pour la première fois, on tente une démarche consumériste. Nous avons décidé de ne pas nous adresser au fumeur, mais au consommateur, dans l’objectif d’en faire un consommateur critique (un “prosumer”, comme on dit aux États-Unis) comme dans les autres secteurs de consommation , expliquait Jérôme Guilbert au moment du lancement de la campagne.

Pourquoi une telle approche ? 42 % des fumeurs n’ont aucune envie d’arrêter de fumer. Ils connaissent les risques, voire les surestiment, et ces risques font même partie, pour les jeunes, des motivations à fumer au côté des notions de liberté, d’affranchissement, de rébellion. Le fumeur est donc totalement conscient des risques et se forge un mur de protection pour justifier socialement son addiction. Pour contourner ce phénomène, l’agence BETC a décidé de prendre le fumeur à revers, en ne s’adressant pas au fumeur, mais au consommateur qui se cache derrière. Parce que l’expérience a montré, sur d’autres types de biens de consommation, que lorsque les gens deviennent méfiants, ils arrêtent d’acheter. Ils changent de comportement. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé sur le marché de la viande de bœuf pendant la crise de la vache folle pour en être convaincu.

BETC a donc eu l’idée de transposer cette démarche consommateur au produit cigarette. Après l’avoir préalablement testée, Caméscope en main, sur les fumeurs de l’agence… La mécanique est simple : il s’agit de confronter le fumeur-consommateur-spectateur à une liste de produits toxiques et dangereux et d’observer ses réactions avant qu’il n’apprenne que ces substances sont présentes dans ses cigarettes. Le fumeur-consommateur est alors piégé, obligé de faire face à ses propres paradoxes. Il se prend sa propre schizophrénie en pleine figure , commentait alors Stéphane Xiberras.
Mais pour que cette technique du piège à consommateur fonctionne, elle nécessitait un effet de surprise totale…

Moyens : buzz et coup médiatique

Tout a commencé le dimanche 23 juin 2002, avant la grand-messe du 20 Heures. À 19 h 59, ce jour-là, un message d’alerte silencieux a défilé sur les écrans TV : On a décelé dans un produit de grande consommation des traces d’acide cyanhydrique, de mercure, d’acétone et d’ammoniac. Pour tout renseignement appelez le 0800 404 404.
Le lendemain, la presse quotidienne et la radio reprenaient le « buzz ». Ce n’est que le soir du 24 juin, soit 24 heures après l’écran d’alerte, que deux films apparaissaient dans les écrans pub, montrant des fumeurs piégés par le dispositif, avouant étonnement et désarroi.


Depuis, chacune des prises de paroles de l’INPES sur le tabac a suivi la même logique : un piège si bien conçu que le spectateur-fumeur tombait les deux pieds dedans.

Ce fut notamment le cas de cette opération « amiante » diffusée fin 2002 au cinéma. « Avertissement, cette salle est équipée de faux plafonds en amiante », suivi, quelques secondes plus tard, des interpellations suivantes, toujours en lettres blanches sur fond noir : « Vous avez peur ? vous trouvez-ça scandaleux ? rassurez-vous, cette information est fausse. Par contre, il y a toujours du mercure, de l’acide cyanhydrique, du plomb et des goudrons dans votre cigarette. Et, là, vous trouvez ça normal ? pourquoi réagir dans un cas et pas l’autre ? » Une mécanique de guérilla média qui a optimisé le petit budget de 6 M d’euros au-delà de toutes les espérances…

Résultats : plus forte baisse des ventes depuis 1944

Premier effet immédiat de l’action de BETC : le tabac fait un retour en force sur la scène publique. Ce fameux soir du 23 juin, 900 000 personnes ont appelé le numéro Vert, saturant le système et amplifiant l’effet de panique. Même après la révélation, les lignes téléphoniques antitabac ont continué à recevoir un nombre spectaculaire d’appels : Drogue Tabac Info Service en a enregistré 18 000, et Tabac Info Service a multiplié par 7,2 son nombre habituel d’appels. Même frénésie sur Internet où 20 000 personnes en une semaine ont visité le site « jesuismanipulé.com », pour y lire 300 000 pages d’informations, soit 14,5 pages par internaute ! Un engouement qui a frôlé la panique – surtout dans les premières 24 heures – et que la presse n’a pas hésité à relayer, comparant la campagne de BETC à la Guerre des mondes, le célèbre canular radiophonique d’Orson Welles qui avait terrorisé toute l’Amérique.

La semaine qui a suivi la campagne, le tabac a été érigé en sujet n° 1 dans les médias, inspirant quelque 150 retombées radio et 160 articles dans la presse. Une couverture média évaluée à trois fois la valeur de l’investissement de l’INPES. La première partie du contrat était remplie. Restait la seconde, beaucoup plus ardue, mais sur laquelle BETC n’a pas failli non plus. La campagne a réellement incité les fumeurs à arrêter, y compris les « non-intentionnistes » (c’est-à-dire les fumeurs heureux) ; 50 % des fumeurs se souviennent spontanément de la campagne un mois après, et leur souvenir porte davantage sur le contenu du message que sur le coup médiatique, puisque 33 % des fumeurs se souvenaient des produits toxiques que dénonce la campagne. Mieux, un tiers des fumeurs se sont sentis incités à arrêter de fumer, et 17 % des « non-intentionnistes » ont été convaincus de mettre un terme à leur addiction par la campagne. Des résultats jamais atteints auparavant par les campagnes antitabac.

Ultime conséquence de cette campagne surprenante : la France a enregistré sa plus forte baisse de vente de cigarettes depuis 1944. Entre juin 2002 et juin 2003, les ventes de cigarettes ont chuté de 6,02 %. Certes, la hausse des prix du paquet de clopes n’est pas étrangère à cette tendance baissière, mais le rôle de la campagne de pub dans ce processus n’a pas été négligeable. Explication : l’INSEE estime l’élasticité du prix de vente de la cigarette à - 0,3. La hausse de prix de 10,4 % entre juin 2002 et juin 2003 n’aurait donc dû n’entraîner qu’une baisse des ventes de 3,12 %. La différence entre la baisse réelle de 6,02 % et celle, mécanique, due à la hausse du prix (3,12 %) serait donc due aux effets de la campagne. CQFD. Et pour ceux qui douteraient encore de l’efficacité de cette campagne antitabac, dernière preuve incontestable… le directeur de création de la campagne, grand fumeur devant l’éternel, en est à sa troisième tentative d’arrêt (mais persévère…) et l’auteur de cet article fête dignement ses huit mois sans cigarette !

Laurence Armangau